ღ Pourquoi vous vous êtes fait arrêté ? Mon frère a tué un type; je le savais, j'étais là. Je n'ai rien dit. Ils appellent ça "complicité", ou une connerie dans le genre.
ღ Vous sentez vous coupable ? Au niveau de la justice, non. Je me suis juste tût, comme je le fais si souvent; je suis pas très loquace comme gars. Par contre c'est pour me protéger que mon frère l'a tué; je me sens coupable par rapport à lui, c'est à cause de moi qu'il est en prison...
ღ Qu'est ce qui vous a poussé à rentrer dans le centre ? J'ai plus la force. Retourner seul dans un studio minable, avoir un job impossible -si tant est que je puisse en trouver un avec mon casier- me semblait impensable. J'ai besoin d'une transition, il faut que je me remette de tout ce qu'il s'est passé. Et puis comme ça je serai entouré de gens qui peuvent comprendre eux aussi ce que je ressens, et donc qui peuvent m'aider -en me laissant tranquille.
ღ êtes vous prêt à la rédemption ? J'ai qu'une envie, c'est de retrouver ma vie d'avant. Le problème, c'est que je ne le peux pas. J'avoue que j'ai perdu espoir, mais après ce que j'ai vécu en prison j'ai vraiment envie de changer de vie, de prendre un nouveau départ, même si elle m'en empêche...
ღ Combien de temps êtes-vous resté en prison? Deux ans. Deux ans de trop.
ღ Quel âge aviez-vous lorsque vous avez été arrêté? À 23 ans; j'ai été en prison à 24 ans.
ღ Si c'était à refaire, le referiez-vous? Bien sûr, il est impensable que je puisse trahir mon frère. Par contre je n'irai pas voir ce type; il n'a eu que ce qu'il méritait, mais c'est à cause de ça que mon frère est en taule.

Les photos sont des souvenirs, figés sur un papier nacré, que l'on avait souhaité immortaliser en une simple pression sur le bouton d'un appareil. C'est si simple, si banal, comme geste... juste une pression. Juste un sourire. Juste son sourire. Et voilà qu'à tout jamais sa mémoire serait ancrée en ce bout de papier. Et voilà que le passé a des couleurs... des couleurs ternes dans lesquelles mon regard se perdait. Annie Ernaux disait que l'on pourrait raconter toute sa vie seulement avec des photos. Elle n'avait pas tort. La mienne était là, sur ce misérable bout de papier qu'un simple coup de vent aurait pu porter au loin, sur cette mince couche de papier que mainte fois j'ai voulu déchiré. Pourtant elle demeurait, souvenir impérissable, vision intenable. Et j'étais là, comme un con. Et je la regardais, encore une fois. Une fois de plus, une fois de trop. Comme à chaque fois. Son visage... je le redécouvrais à chaque instant. Putain ce qu'elle me manquait. Putain c'est juste un photo. Mon camarade de cellule en a des dizaines, il se sent pas obligé de les regarder tous les quart d'heure. Il sent pas cette espèce de douleur intenable et nécessaire qui semble tordre mon cœur dans tous les sens. Il en sait rien, non... Il en saura jamais rien. « C'est qui? » sa voix roque me tira de mes pensées alors que je relevais un regard hagard en sa direction, comme si je me demandais qui me parlait. Ironique. On était que deux, dans cette cage, et ce depuis plusieurs années maintenant. Lui, il serait là à vie apparemment. Moi, j'attendais simplement qu'on m'autorise à revoir un soleil que je n'avais plus envie de contempler. « Personne. » Ce type devait faire deux fois ma taille, quatre fois ma largeur. Il était tatoué comme sont tagués les murs du Bronx, et avait un nom complètement ridicule qu'on lui donnait ici, en prison, pour faire "brute". Il s'appelait Bruce. Comme Willis, ouais. Il avait rien d'un super héros; il avait fini en tôle pour divers raisons, avait déjà eu une injonction de mise à distance de la part de sa petite amie qui supportait plus ce "gros lard collant" et n'avait certainement jamais prononcé le mot "ami". « On n'admire pas "personne" avec ce regard vide petit. » Chaque fois qu'il m'appelait comme ça, j'avais cette irrépressible envie de lui casser la gueule. Seulement si j'avais dit quelque chose, il m'aurait épargné, parce qu'il "m'aimait bien". Et ça n'aurait fait que me rendre plus petit encore. « Tu m'emmerdes. C'est personne j'te dis. » Il se leva alors de son lit grinçant dans un soupir qui suggérait son importante masse pondérale, puis s'approcha de moi. « Alors pourquoi tu la gardes sous ton matelas? Moi j'ai que des pornos sous mon matelas; t'es trop louche comme type. Fais-vois? Pas très hot cette photo. Si c'est personne, ça t'embête pas que je la jette alors? » Il voulait me provoquer, sa curiosité était presque aussi forte que la mienne, mais il était hors de question que je partage quoi que ce soit de personnel avec ce type. Je lui tendis alors ladite photo. « Vas-y jette là, brûle-là, crache dessus, j'en ai rien à foutre. C'est personne. C'est plus personne. C'est qu'un photo de merde. Et floue qui plus est. » Pourquoi je disais ça? Certainement pour me détruire. Parce que je ressentais alors plus encore cette douleur au cœur, celle-là seule qui me rappelait que j'étais en vie, que j'avais seulement un cœur. Celle-là seule qui me rappelait qu'un jour, il avait battu pour elle.

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En fait cette fille était ma petite amie. Elle était morte. Comment? c'est un peu long à vous raconter. Je ne saurais par où commencer... Je tenterai d'être clair, concis, mais encore une fois cette tâche est loin d'être évident; cette fille était ma vie, j'aurais trop de mal à vous le faire comprendre en quelques lignes.

Je suis né en février. Le 14 février 1984 pour être exacte. Je n'étais pas le premier de la famille Gallagher; en effet, j'ai un grand frère. Anzo. Il a trois ans de plus que moi, et a toujours été protecteur avec moi. Dès ma naissance à vrai dire, il paraît qu'il m'a regardé d'un air intrigué, et qu'il a affirmé à ma mère qu'il aurait préféré que je naisse un peu plus grand, pour pouvoir jouer aux légos avec lui. Effectivement, il allait devoir attendre quelques années... Enfin bref. On n'était pas spécialement riches dans ma famille. D'ailleurs quand mon père a appris que ma mère attendait un autre enfant, il l'a quittée. Pendant notre enfance, à Anzo et à moi, il nous a envoyé de l'argent, mais ne nous a jamais offert sa présence; personnellement je ne l'ai jamais vu. Par contre lorsque j'eus 3 ans, ma mère se maria avec un type qui habitait dans la même ville que nous -Sydney-, à quelques kilomètres de nous. La différence résidait simplement dans le fait que nous logions dans un appartement insalubre lorsque lui était en résidence secondaire dans une luxueuse villa. C'est pour ça que ma mère l'a épousé, en fait. Elle était strip teaseuse, ou prostituée, on ne le savait pas vraiment. Ce n'était pas le genre de chose qu'une mère expliquait à ses enfants. Quoi qu'il en soit, elle avait rencontré ce type. Il allait souvent voir ailleurs mais il n'était pas méchant, et au moins, on avait une belle maison grâce à lui.
J'avais d'assez bons résultats scolaires, mon frère veillait à ce que je fasse bien mes devoirs. Il était vraiment génial avec moi, quoi qu'un peu dur des fois. Il nous arrivait régulièrement de nous disputer. Mais au fond c'était simplement parce qu'on s'aimait. Au lycée je vivais un peu toujours dans son ombre. J'étais son petit frère discret, mystérieux même, à qui son frère apprenait la vie, la drague, les sorties. C'était cool, la vie, à cette époque. On était vraiment proches, je l'admirais, pourtant il me cachait quelque chose. Déjà à cette époque il s'était mis au trafique de drogue. Il voulait m'en préserver à tout prix, et ne me parlait donc absolument pas de ses activités, il se contentait de se servir de tout cet argent pour payer ses sorties, ou pour préparer son "indépendance", puisqu'il détestait ce type richissime chez qui il avait le sentiment qu'on "squattait". Le fait est que finalement ces affaires devinrent rapidement son métier officiel. Moi, j'ai arrêté les études au lycée. Je me suis mis à chercher des petits boulots, pour finalement me retrouver serveur pendant plusieurs années dans un bar de la ville. J'adorais ce métier. Pourquoi? Les filles. J'avais une dizaine de numéros par jour, j'avais une vie nocturne active, les filles défilaient dans mon lit. Après plusieurs mois, j'ai pu louer un petit appartement; on habitait ensemble, avec mon frère, pour pouvoir avoir plus d'espace. Il ne me parlait toujours pas de ses affaires, on s'entendait bien, on se protégeait l'un l'autre, on faisait beaucoup la fête.

Et puis je l'ai rencontrée... dans le bar où je travaillais. « Zayne ramène tes fesses, y'a des gens qui attendent leur commande! » Et voilà que je devais abandonner ma conversation avec la fille canon avec qui je parlais. J'y étais presque! Enfin cela dit, plus tard, je me bénirais de m'être levé de cette table pour retourner au comptoir où elle attendait. « Bonjour, que puis-je pour vous? » Elle releva alors ses grands yeux vers moi. Et Bam. ça m'avait transpercé le cœur comme l'aurait fait une balle de révolver. Je restais con devant son putain de regard. Mon sourire était figé, je perdais toute mon aise habituelle. « Un jus de pommes s'il vous plait. Désolée de vous arracher à votre délicieuse conversation! » Fit-elle en arquant un sourcil, jetant un regard en direction de la fille avec qui je parlais au préalable. Feintant l'étonnement, je tenais à lui assurer que j'étais disponible, des fois qu'elle en doute. « Oh, je... il n'y a pas de problèmes, j'essayais juste d'être un serveur agréable, j'avais pas vu qu'il y avait du monde au comptoir... » « Oui oui bien sûr! » elle eut un rire dubitatif et adorable à la fois qui me fit fondre un peu plus encore. J'avais 20 ans. Elle dix-neuf. Et j'étais bien loin de m'imaginer ce qui allait se passer par la suite.

Après quelques temps à parler de tout et de rien, je finis par obtenir son numéro... et un rendez-vous. Le temps passa, on apprit à se connaître, à s'apprécier, à s'aimer. Plus je la connaissais, plus je l'adorais. Je me sentais invincible à ses côtés et elle était la première fille avec qui j'envisageais parfois plus qu'une relation d'un soir. D'ailleurs, nous avons fini par sortir ensemble. Vraiment. Pendant plusieurs années. De longues années. De mes 20 ans à mes 23 ans. Et puis plus rien. Du jour au lendemain, tout s'était arrêté. Elle avait disparu. Littéralement. Je me rappellerai toujours de cet après-midi à l'attendre au bar, sans jamais la voir venir. J'essayais alors de ne pas lui envoyer trop de textos, pour prétendre que je n'étais pas totalement accro à elle -pourtant au bout de trois ans elle le savait, j'étais accro à elle.- mais elle ne répondit jamais. C'est là que j'ai compris qu'il y avait un problème. J'en ai parlé à mon frère. On a signalé sa disparition à la police, qui n'y pouvait pas grand chose parce que rien ne prouvait qu'elle avait été enlevée. Moi je le savais. Alors mon frère m'a aidé, on s'est débrouillé seul. Seulement lui, il a rapidement compris ce qu'il s'était passé... un soir, en rentrant de son "boulot", il est venu m'expliquer.

« Zainy faut qu'jte parle... Assieds-toi ça vaut mieux. » Il me faisait peur. Je savais que c'était par rapport à elle. « J'ai lu ça, dans le journal... page 4. » Il me donna alors le journal quotidien de la région, et je tournai les pages en tremblant. Il était là. L'article fatidique. Elle était morte. C'était eux qui le disaient... Nelly Woodson Jeune femme, cheveux blonds, 22 ans, retrouvée morte, tuée à l'arme blanche dans une rue d'un quartier peu fréquentable. Je lâchai le journal, attrapant ma tête avec mes mains, tremblant comme jamais, les larmes aux yeux, le souffle court. J'aurais voulu arrêté de respirer. C'était comme si j'étais mort avec elle. Je n'y croyais pas, je ne voulais pas. Non, c'était pas possible. Pas elle. Pas elle. N'importe qui, mais pas elle. J'implorais alors tout le monde, n'importe qui, n'importe quoi, lâchant un cri affreux et grave reflétant la douleur indicible qui consumait mon être à cet instant précis. J'étais détruit. Personne ne pouvait comprendre, c'était trop fort, trop douloureux. Trop affreux. Je ne l'aurais souhaité à personne. Certainement pas à moi. J'avais envie de mourir, honnêtement. C'était comme si on m'arrachait le cœur. « C'est qui? Putain c'est qui?! Anzo, c'est qui?! » Je voulais absolument savoir qui avait osé faire ça. Qui était le salopard qui lui avait ôté la vie, qui était l'enfoiré qui avait osé la toucher. « J'ai cherché du coup... je sais pas qui c'est mais... c'est un type du milieu. Je suis désolé Zayne, c'est de ma faute... » Il était presque en larmes, lui aussi, parce qu'il savait que j'étais brisé. Il ne m'avait jamais vu amoureux. Il ne m'avait jamais vu détruit. Je relevai mes yeux rouges vers lui, tentant de comprendre pourquoi il était désolé, ayant un instant peur que ce soit lui qui l'ait tuée. « C'est de ma faute, ils voulaient me faire du mal à moi. Je devais du fric à un type, il a vu Nelly sortir de l'appart, il a cru que c'était ma copine... » Je me mis à pleurer de plus belle. Alors c'était tout? Un connard qui avait besoin de fric, et qui s'était trompé de personne?! C'était tellement injuste, je lui en voulais tellement... Si je croisais ce type, je le tuerais. Et en l'occurrence, je voulais le croiser. J'ai tout fait pour le croiser. Ce type méritait pas de vivre, respirer le même air que celui qu'elle respirait, que celui que je ne voulais plus respirer aujourd'hui, parce qu'il m'avait arraché le cœur en plantant un poignard dans le sien.

Et finalement, ce jour arriva. Mon frère ne voulait pas que je sache qui avait fait ça, il savait que je risquais de faire une connerie. Pourtant il m'avait relativement aidé, et le fait est que j'avais fini par trouver l'enculé qui avait fait ça. J'avais tout fait pour le retrouver et c'est ce qu'il se passa, dans une ruelle sombre, vide. Il était seul, moi aussi. Il avait un couteau. Pas moi. Je ne le savais pas. Je me suis simplement jeté sur lui, sans vraiment réfléchir, le plaquant contre un mur alors que mon regard reflétait tout le dégoût et toute la rancœur que j'éprouvais à son égard. Le type n'était pas un petit joueur, il n'allait certainement pas se laisser faire; il sortit son couteau, me mit à terre. Je vis alors sa lame s'approcher de moi, sachant que c'était la fin. Et un coup de feu. Puis plus rien. Le temps de revenir à moi, je réalisai qu'il était mort. Tournant difficilement la tête en direction du bruit, je vis mon frère, debout, une arme à la main, qui s'approchait de moi d'un pas pressé. Il écarta le corps inanimé de l'assassin, m'aida à me relever, nettoya son arme et la jeta dans le cours d'eau qui se trouvait à proximité. Nous partîmes. Un silence pesant se faisait ressentir sur le trajet du retour. Il me fit promettre de ne jamais rien raconter de tout ça. Parce que ça avait beau être de la légitime défense, le prouver était bien plus compliqué.

Seulement il ne nous fallut pas longtemps pour nous faire prendre. Je ne sais pas trop de quelle manière, mais ils avaient fini par comprendre qu'on était les responsables. J'étais simplement complice, puisque mon frère s'est dénoncé, pour me protéger... encore une fois. On a donc été en prison pendant 2 ans. Enfin je suis resté deux ans en prison; mon frère y est encore. La légitime défense a été relativement prouvée pour mon cas, et m'étant simplement contenté de ne rien dire, ils ont fini par me faire sortir, à condition que j'aille dans ce centre, à condition que je parte au Canada. Depuis j'ai repris ma vie de fêtard, j'appelle parfois mon frère mais il refuse que je vienne le voir parce qu'il ne veut pas que je le vois dans cet état, il ne veut pas que je reste figé dans mon passé, il veut que j'oublie Nelly, que j'oublie que je souffre, le meurtre, tout. Il veut que j'aille de l'avant. Mais c'est loin d'être évident. Et puis il y a eu cette fille... on s'est rencontrés au centre. Au début, je la détestais. Sincèrement. Et puis j'ai réalisé que je la détestais parce qu'elle me faisait douter; je tombais peu à peu amoureux d'elle. Seulement elle est tombée enceinte. Et tout va trop vite. Elle ne pouvait pas avorter, elle veut le garder. Moi je ne suis pas près. Je n'étais pas près à être amoureux, et voilà que je dois être père... on brûle vraiment trop d'étapes, je ne sais pas où ça va me mener... j'ai repris un emploi de serveur, au moins pour l'aider financièrement. Si on résumait ma vie en quelques lignes, voilà à quoi ça ressemblerait. Et d'un point de vue extérieur et objectif, il y a sincèrement de quoi avoir l'impression que tout part en vrille. Je n'ai plus vraiment d'espoir, plus vraiment d'attente. J'essaie de rester en vie juste parce qu'il serait injuste par rapport à mon frère, ou par rapport à Nelly, même, que je me prive de vivre. Mais j'ai souvent l'impression que rien n'est plus possible. Et j'ai peur. Peur d'être seul. Peur de ne plus supporter d'être seul. Je voudrais tout recommencer à zéro, mais je n'en ai plus la force...